Caen, ville modèle

La photographie est souvent présentée comme une invention française avec la révélation en août 1839 du procédé du daguerréotype. Or la mise au point de la photographie, longue et complexe, repose sur trois avancées majeures, élaborées entre 1826 et 1847 : le procédé au bitume de Judée découvert par Nicéphore Niépce (1765-1833), le procédé sur plaque de métal argenté de Louis Daguerre (1787-1851) et enfin le procédé sur négatif papier attribué à l’anglais Henry Fox Talbot (1800-1877). Ces procédés entrent régulièrement en concurrence, entraînant l’invention de techniques nouvelles afin d’atténuer les contraintes liées aux précédentes. La pratique photographique est ainsi régulièrement remise en cause ouvrant des champs esthétiques inédits et en invalidant d’autres.

Le daguerréotype, fruit des travaux conjoints que Daguerre et Niépce mènent depuis 1829, est une image sur métal qui ne peut pas être multipliée, disposée dans un cadre destiné à être exposé. La précision de ses lignes, la lisibilité des détails, l’exactitude du procédé, ainsi que les difficultés inhérentes à sa mise en œuvre imposent et parfois cantonnent le daguerréotype au genre du portrait, jusque-là apanage des peintres et des miniaturistes. Le succès qu’il rencontre permet la création de la profession de photographe de studio. Charge aux pionniers d’améliorer et de faire fructifier l’art du portrait qui, en province au moins, constitue souvent leur pratique essentielle. À Caen, les photographes, puis les studios de photographies investissent la ville sans en produire des daguerréotypes significatifs ; il faut attendre le perfectionnement du négatif papier, à la fin des années 1840, pour voir naître un corpus iconographique de la ville. Celui-ci est assurément caractérisé par une surreprésentation de quelques monuments emblématiques– l’église Saint-Pierre, l’abbaye aux Hommes, l’abbaye aux Dames, l’église Saint-Étienne-le-Vieux et la tour des Gens d’Armes – au détriment de la vue de paysages ou de la scène de genre, la photographie étant alors techniquement incapable de figer la figure humaine en mouvement.

L’étude de l’iconographie d’une ville ne peut pas se limiter à l’observation des images produites tant il est complexe de séparer les considérations techniques, esthétiques, sociales et économiques qui président à la création photographique. La Normandie est un cas à part dans l’histoire de la photographie ; Jacques Py a évoqué l’existence d’un « foyer normand[1] », Lucie Goujard celle « d’un fait normand[2] ». Il y a assurément une conjonction d’éléments qui initie une pratique riche et originale et offre de Caen une représentation particulière. La photographie d’architecture trouve dans l’agencement des motifs architecturaux une permanence et une intemporalité dignes de figuration ; elle rencontre à Caen un terrain riche en monuments prestigieux et des serviteurs talentueux. Cette production dédiée à l’architecture s’inscrit dans le grand mouvement de préservation et de mise en valeur du patrimoine bâti qui parcourt la France au XIXe siècle, et aussi dans un contexte nourri par les réflexions qui agitent les cercles liés à la photographie en France et en Grande-Bretagne.

Le patrimoine médiéval pour prétexte

Dès le XVIIIe siècle en Angleterre, le goût pour l’antique se double d’un intérêt nouveau pour l’art monumental du Moyen Âge. Les archéologues et les artistes anglais sillonnent la Normandie et s’approprient le patrimoine architectural délaissé par les Français : « L’illustration des anciens monumens [sic] de la France est donc un soin qui nous regarde et, puisque les possesseurs de ces nobles monumens sont insensibles à leurs beautés et incapables d’en apprécier le mérite, nous en faisons une propriété anglaise[3]. » La renaissance du gothique va largement permettre de redécouvrir l’architecture médiévale normande. La notion de monument en péril ne naît véritablement en France qu’au XIXe siècle. Elle trouve en Victor Hugo un ardent défenseur, dont l’intérêt se manifeste dès 1823 dans « La Bande noire[4] », puis en 1825 dans un article intitulé « Sur la destruction des monuments en France », publié sous le titre plus vindicatif de « Guerre aux démolisseurs[5] ! ». Ces premières passes d’armes prennent rapidement l’allure d’une croisade en faveur des édifices, ce dont témoigne la préface de Notre-Dame de Paris[6].

Les descriptions de Hugo rencontrent un puissant écho chez le photographe caennais Edmond Bacot[7](1814-1875) qui va intensément exploiter le jeu des ombres et de la lumière sur les architectures. Il réunit dans un album[8]vingt-huit épreuves consacrées aux édifices gothiques principalement de Rouen et de Caen qu’il transmet à Hugo par le biais des cercles républicains qui soutiennent l’écrivain dans son exil à Guernesey. De Caen, Bacot s’attache essentiellement à la représentation du chevet de l’église Saint-Pierre. Il adopte un plan serré qui doit beaucoup à un langage photographique nouveau, alors que les vues plus larges plaçant le monument dans son environnement relèvent du pittoresque et du romantisme du dessin. Ces vues, datées de 1852-1854, sont parmi les plus anciennes connues du monument et vont servir de modèle à maints photographes contribuant à une iconographie répétitive de l’édifice[9]. Ce phénomène dû au petit nombre de points de vue possibles, une douzaine tout au plus, semble également engendré par la volonté des photographes de prouver leur capacité à produire des épreuves à l’égal de celles de leurs prédécesseurs.

La prospérité des sociétés savantes 

La Normandie a bénéficié très tôt d’une administration développée qui, associée à des terres fertiles, amène une révolution agricole précoce et une croissance économique supérieur à celles de nombreuses régions françaises. Les propriétaires terriens et la bourgeoisie aisée accèdent à une prospérité nouvelle qui leur permet de vivre de leurs rentes. Certains, curieux et éduqués, en profitent pour s’adonner à leurs centres d’intérêt au sein de sociétés savantes. Nées au XVIIIe siècle, interdites à la Révolution, les sociétés réapparaissent sous la Restauration créant une forme de sociabilité ouverte qui va profondément structurer le monde des arts, des sciences et des lettres et entraîner la diffusion des savoirs. La Normandie est considérée comme l’un des bastions de ces sociétés, Caen et Rouen devenant capitales de la France savante. Caen, par son université et le tissu dense d’imprimeurs et de libraires qui publient et diffusent bulletins, traités et méthodes, supplante Rouen, plus tourné vers le commerce et l’industrie.

Les sociétés savantes vont jouer un rôle fondamental dans la politique de préservation des monuments historiques, en particulier en Normandie. Après les pillages nés dans le sillage de la Révolution se développe l’idée, héritée de l’idéal encyclopédique, qu’il convient de procéder au répertoire et à la description des monuments de France. À la suite d’Alexandre de Laborde qui, en 1816, publie un premier essai de statistique monumentale, Les Monuments de la France classés chronologiquement[10], et sous l’influence des archéologues anglais, le jeune Arcisse de Caumont cofonde en 1824 à Caen la Société des antiquaires de Normandie au sein de laquelle il met en place un corps d’archéologues extrêmement compétents qui interviennent auprès des architectes lors des restaurations. Cette organisation de savants et d’érudits locaux œuvrant à titre bénévole va s’étendre à toute la France. Le bulletin de la société, illustré par la lithographie et la gravure sur bois, répertorie et propage ses travaux et contribue à rallier des adhérents. Les illustrations jouent un rôle fondamental dans la description et la connaissance des monuments médiévaux souvent décriés ou tombés dans l’oubli. Pourtant, malgré la présence du photographe Alphonse de Brébisson (1798-1872) parmi les membres fondateurs de la Société des antiquaires de Normandie, la photographie ne va jamais constituer un outil pour ces archéologues appartenant à une génération pour qui le dessin est un art plus familier et peut-être plus noble.

Le monument historique, un sujet photographique

C’est sous l’impulsion de l’État que la photographie trouve sa place dans ce grand mouvement de préservation des monuments historiques. Face aux initiatives privées portées par la province, l’État reste longtemps passif, se contentant d’approuver les actions des sociétés savantes. Au cours des années 1830, la monarchie de Juillet, soucieuse de renforcer sa légitimité en réconciliant l’Ancien Régime avec la Révolution, développe sa propre politique. Sous l’influence de François Guizot, entouré de jeunes gens dont Luc Vitet et Prosper Mérimée, le gouvernement dote l’État d’un corps d’inspecteurs, puis crée en 1837 la Commission des monuments historiques dirigée par Mérimée, inspecteur général. Enfin pourvu d’organes efficaces, l’État va entrer en concurrence avec les sociétés savantes, concurrence attisée par des divergences d’esprit : les sociétés, attachées à la notion de province, s’opposent non seulement au parisianisme et à la centralisation, mais aussi à Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, architecte de la Commission des monuments historiques, dont les principes de déposer pour reconstruire se heurtent à la volonté des archéologues d’intervenir aminima. Viollet-le-Duc perçoit très tôt l’intérêt de la photographie et en recommande l’emploi. Les architectes y voient la possibilité de se constituer une documentation précise, technique, éloignée du dessin d’artiste qui représente le monument dans une évocation poétique. Le daguerréotype en raison de ses coûts élevés et de ses formats modestes se prête mal à cet usage ; il faut attendre la mise au pointdu négatif sur papier pour que l’État, en 1851, finance la première mission photographique d’ampleur pilotée par la Commission des monuments historiques.

La mission photographique de 1851

Qualifiée a posteriorid’héliographique, la mission a pour objectif « de recueillir un certain nombre d’épreuves destinées à compléter les études faites par MM. les architectes attachés au ministère de l’intérieur pour la restauration des édifices historiques les plus précieux[11] ». La commission établit une liste de 175 monuments et recrute cinq photographes reconnus, tous membres de la Société héliographique qui soutient ardemment la mission. Chacun se voit attribuer une partie du territoire français : Gustave Le Gray (1820-1884) et Auguste Mestral (1812-1884) reçoivent la Touraine et le Midi, Édouard Baldus (1813-1889) Fontainebleau, la Bourgogne et le Dauphiné, Henri Le Secq (1818-1882) la Champagne, l’Alsace et laLorraine. La Normandie revient à Hippolyte Bayard (1801-1887) qui effectue sa mission au cours de l’été et de l’automne 1851 parcourant la Seine-et-Oise, la Seine-Inférieure, l’Eure et le Calvados.

La mission de Bayard reste, cependant, une énigme puisqu’il n’a remis ni cliché ni épreuve de son travail à la commission. On ne connaît qu’une dizaine de clichés dont deux seulement concernent Caen (l’abbaye aux Hommes et la tour des Gens d’Armes). Dans son ouvrage consacré à la mission, Anne de Mondenard émet l’hypothèse d’une intention délibérée de Bayard de ne pas remettre ses épreuves à la commission[12]. Après avoir découvert le travail des autres photographes de la mission et considérant ses épreuves de piètre qualité, il aurait préféré ne pas les rendre publiques. La mission de 1851 marque un point de rupture entre deux générations qui s’opposent : les précurseurs, auxquels appartient Bayard, pour qui la photographie repose sur l’expérimentation, et une nouvelle génération menée par Le Gray et Mestral plus attentive aux qualités esthétiques de la photographie.

Explorant la voie ouverte par la mission, quelques-uns des plus grands photographes primitifs français visitent Caen. La ville reçoit tour à tour Mestral en 1852[13], puis Baldus qui photographie l’église Saint-Pierre et l’abbaye aux Hommes en 1858 pour son recueil Villes de France photographiées. Après la couverture de l’Odon vers 1860, Louis-Auguste (1814-1876) et Auguste-Rosalie (1826-1900) Bisson, dit les frères Bisson[14], représentent l’église Saint-Pierre ; ils figurent les dernières traces des travaux et le nouveau mobilier urbain, symbole de la modernité des lieux. Cette vue s’insère dans leur projet de Reproductions photographiques des plus beaux types d’architecture et de sculpture d’après les monuments remarquables mené entre 1854 et 1863. La démarche de Baldus et des frères Bisson vise, en s’appuyant sur le marché naissant de la vue d’architecture de grand format destinée aux architectes, aux érudits et aux amateurs, à créer des débouchés économiques afin de permettre aux photographes de vivre de leur pratique.

La société héliographique ou la légitimation de la photographie artistique

Figure emblématique des précurseurs, Bayard joue le rôle fondamental de passeur et de liant, constituant pour les photographes normands un important relais. Quand meurt Daguerre en 1851, Bayard ressent encore comme une blessure la préférence accordée par l’État français au procédé de Niépce et Daguerre. Alors que le succès commercial du daguerréotype ne se dément pas, Bayard s’attache à la réussite du négatif papier dont la mise au point reste contrariée par ses imperfections techniques et qui demeure l’apanage de quelques amateurs avertis, attentifs aux dernières innovations. Ces photographes, capables de maîtriser l’optique et la chimie nécessaires à la réussite d’une épreuve photographique, possèdent une solide formation technique et scientifique. Certains sont issus du monde des beaux-arts et de la peinture, tous disposent de moyens financiers conséquents, tant la pratique de la photographie, exigeante et élitaire, requiert du temps et de l’argent et n’offre que peu de débouchés économiques. Ces amateurs au sens noble du terme donnent naissance à ce qui est considéré comme un âge d’or de la photographie.

En janvier 1851, se crée la Société héliographique, association artistique et scientifique vouée à l’étude et au perfectionnement de la photographie[15]. Sous l’influence conjuguée de Le Gray et Bayard, elle fait de la défense du négatif papier l’un de ses objectifs premiers. Le défi que représente son amélioration se révèle un puissant moteur. Les errements précédant l’élaboration du procédé s’accompagnent de multiples échanges et partages d’expériences. La situation minoritaire des tenants du négatif papier, appelés calotypistes, les encourage à se réunir afin de renverser le modèle dominant du daguerréotype. La campagne de la Société héliographique ne vise pas seulement à imposer une pratique majoritaire – les photographes de la Société héliographique ont recours concomitamment au négatif papier, à la plaque de verre albuminé ou au collodion selon leurs besoins et leurs intentions –, mais à légitimer la photographie comme artistique, en faisant reposer l’usage du négatif papier sur une approche esthétique, non-utilitaire et non-commerciale. Dans ce combat, les limites du négatif papier, c’est-à-dire la mauvaise définition due au grain et à l’irrégularité du support, sont présentées comme les éléments constitutifs d’une esthétique et d’un langage artistique à part entière[16]. Les calotypistes opposent au daguerréotype – technique, commercial et procédant au strict enregistrement de la nature – le négatif papier, perçu au même titre que le dessin comme une interprétation poétique de la nature. Cette distinction entraîne la mise en place d’un vocabulaire spécifique au négatif papier censé le différencier du daguerréotype et dont l’usage souvent imprécis apporte avant tout de la confusion dans la description des pratiques. Cette approche pose entre la photographie et les beaux-arts des enjeux esthétiques que beaucoup ont jusque-là tenté de maintenir à l’écart et qui alimentent les débats tout au long de l’histoire de la photographie[17].

Le négatif papier en Normandie

Contemporaine de son voyage en Normandie pour le compte de la mission de 1851, la rencontre de Bayard avec les photographes normands s’inscrit dans ce contexte. Il sait ces photographes sensibles à sa cause. La figure tutélaire de De Brébisson réunit dans son cercle un certain nombre de photographes talentueux parmi lesquels Julien Blot (1826-1889) de Falaise et Ferdinand Tillard (1813-1894) de Bayeux. Son ouvrage daté de 1848 Glanes photographiques fait de lui une référence pour la pratique du négatif papier qu’il utilise pour des portraits et des vues de paysages[18].

Tillard se révèle l’un des calotypistes normands les plus brillants. De grands formats, preuves d’une belle dextérité technique, les négatifs de Tillard, dont les prises de vue semblent s’étaler entre 1848 et 1857, figurent les monuments emblématiques de la ville. On lui connaît également une iconographie plus originale consacrée au panorama   : quatre vues sur six d’un panorama de la ville réalisé depuis le clocher de l’église Saint-Étienne-le-Vieux allant de l’abbaye aux Hommes à l’église Saint-Jean en passant par le château, ainsi que des représentations du canal de Caen à la mer et de l’Orne. Tillard introduit un genre qui se détache de celui omniprésent de la photographie d’architecture et interroge plus directement la ville dans son acceptation urbaine. La photographie accompagne une forme de modernité où l’extension des villes transforme le paysage. Tillard et, plus tard, Nicolas Karren (1835-1907) privilégient de nouveaux points de vue, proposent de d’observerla ville de haut, utilisent le format panoramique propre à la photographie et posent sur la ville un regard circulaire respectant mécaniquement la perspective et les détails.

La série de dix-huit négatifs papier, mise à jour aux archives municipales de Caen est sans aucun doute le plus bel ensemble concernant la ville au XIXe siècle[19]. Seul l’ensemble attribué à Charles Baillieu d’Avrincourt[20](1827-1895) pourrait entrer en concurrence avec ce fonds, notamment par la diversité des sujets, s’il n’était disqualifié par des imperfections techniques. Si la découverte de ces clichés constitue un apport majeur au patrimoine de la ville, elle n’est pas sans poser de questions et ouvre un champ de recherches qui devrait permettre à terme d’éclaircir la pratique photographique de Ferdinand Tillard et d’examiner à nouveau sa place parmi les primitifs de la photographie normande aux côtés d’Alphonse de Brébisson et de Edmond Bacot. Son choix récurrent de tirer certaines images en inversant la droite et la gauche semble tout à fait original et s’inscrit dans la démarche de la Société héliographique qui place le sentiment et les qualités esthétiques de la composition de l’image au-dessus de l’enregistrement mécanique. Ses relations avec Alfred Villeneuve (1813-1893), dont on retrouve régulièrement des clichés au milieu d’œuvres de Tillard, restent encore méconnues. Des prises de vues réalisées à quelques minutes d’intervalle laissent imaginer une pratique commune des deux photographes avant que le désintérêt de Villeneuve pour la photographie ne le conduise à céder ses œuvres à Tillard. Enfin, la numérotation qui comporte des manques et l’absence de trois des six négatifs du panorama suggèrent l’existence d’autres négatifs à ce jour inconnus.

L’ensemble retrouvé aux archives a fait l’objet, après le décès de Tillard, d’une exploitation du photographe bayeusain Jules-François Leprunier (1870-1937) qui a exposé certains clichés à la manière de vitraux et en a édité au moins une carte postale. Il a ensuite été la propriété de l’antiquaire caennais Leon Lelièvre qui en a tiré des épreuves destinées à la vente. La récurrence des sujets et l’absence de certains négatifs peuvent ainsi s’expliquer par le choix de prélever dans un fonds plus large les représentations ayant le plus de valeur commerciale[21].

La Société française de photographie (SFP)

Si ni De Brébisson, ni Tillard, ni Blot n’appartiennent à la Société héliographique, ce qui peut aisément s’expliquer par la brièveté de son existence (de janvier à septembre 1851) et le fait que Bayard ne se rende en Normandie qu’au cours de l’été et de l’automne 1851[22], leur relation avec Bayard, ainsi qu’avec l’opticien Charles Chevallier[23](1804-1859), les inscrit pleinement dans la sociabilité de la photographie. La Lumière, organe de presse de la Société héliographique lancé en février 1851 et qui, racheté en novembre, lui survit jusqu’en 1867, publie régulièrement leurs contributions[24]. Aussi, lorsque le 15 novembre 1854 une nouvelle société voit le jour sous le nom de Société française de photographie, De Brébisson et Tillard en sont-ils membres fondateurs.

La SFP se donne pour mission la critique, la collection et l’exposition d’œuvres et s’inscrit dans le débat visant à faire entrer la photographie à l’Exposition des beaux-arts de 1859. Ses collections conservent de Caen une vue de la tour des Gens d’Armes de Bayard ; deux photographies de Mestral de 1852 l’une sous forme de négatif papier de l’église Saint-Pierre, l’autre sous forme d’épreuve des maisons à pans de bois de la rue Saint-Pierre ; une série d’épreuves confiées par Tillard en 1857 ; une vue du château par le photographe caennais Auguste Autin (1809-1899) de 1861 ainsi qu’une photographie de l’église Saint-Pierre du photographe parisien François Gobinet de Villecholles, dit Franck (1816-1906).

La possibilité de l’album photographique

Alors que le daguerréotype constitue un objet unique voué à être exposé, le négatif papier introduit le principe d’une matrice qui permet le tirage de multiples épreuves destinées à être conservées dans des albums à l’abri de la lumière, à l’égal des œuvres graphiques. La pratique de l’album contribue à préserver des ensembles de qualité. De Brébisson réunit ainsi les tirages des photographes dont il apprécie l’œuvre[25], de même l’album « dit Karren[26] » contient des tirages dont on ne connaît souvent pas d’autres exemplaires.

Ces albums d’amateurs ont un versant semi-industriel avec la création, en 1851, de l’Imprimerie photographique de Désiré Blanquart-Évrard (1802-1872) à Loos-les-Lille. Répondant aux vœux de la Société héliographique, elle a pour objet le tirage d’épreuves et le travail d’édition[27](tirage, montage et mise en album). Blanquard-Évrard fait preuve dans son travail de tireur-interprète d’une sensibilité artistique dont l’objectif est « de conserver l’énergie sensible et intelligible de la photographie » s’inscrivant dans le désir de légitimation artistique porté par les défenseurs du négatif papier. Parfaitement introduit dans les cercles photographiques, il obtient pour ses éditions des négatifs papier des plus grands photographes de l’époque, parmi lesquels Bayard qui lui recommande les calotypistes normands De Brébisson, Blot et Tillard. Leurs œuvres, et notamment la vue du chevet de l’église Saint-Pierre de Caen réalisée par Blot, font l’objet de publication dans divers albums. L’Imprimerie photographique produit plusieurs dizaines de milliers de tirages jusqu’à ce que Blanquart-Évrard, incapable d’équilibrer les coûts de production et le prix de vente, ne doive se résoudre à sa fermeture, en 1855.

Il n’en reste pas moins que le principe même de l’album photographique thématique, mêlant parfois texte et images, est popularisé. Au tournant des années 1870, alors que les coûts ont considérablement baissé, des photographes professionnels – Étienne (1832-1918) et Antonin (1846-1914) Neurdein, photographes parisiens, Nicolas Karren et Jules Bréchet (1835-1910)[28], photographes caennais –se lancent dans la production d’albums dédiés à la représentation de la ville, disponibles à la vente dans leur studio et auprès des libraires. Porteurs d’une iconographie souvent normée, ces albums contribuent à la diffusion de l’image de la ville à l’extérieur.

Le Grand Tour

Le XIXe siècle en Normandie voit naître la mode des bains de mer, la création de lignes de chemin de fer qui favorisent les déplacements et le développement du tourisme héritier du Grand Tour[29], ce long voyage effectué par les membres de la haute société, notamment anglaise, au moment de l’entrée dans l’âge adulte pour parfaire leur éducation et compléter leur culture. Caen et ses édifices gothiques sont des étapes incontournables du Grand Tour. Plus tard, cespoints de passage obligés sont répertoriés par les guides de voyages comme les choses « à voir » et instaurent le précepte d’une visite de la ville articulée autour de son patrimoine bâti.

Assemblé tout au long du voyage à partir de gravures, dessins ou photographies, l’album constitue une pièce maîtresse de ce parcours initiatique, preuve et souvenir de l’expérience. Pour les artistes, graveurs, imprimeurs, éditeurs et libraires de Caen, les achats réalisés par les voyageurs représentent un marché économique qui complète le marché local. Avant l’invention de la photographie, la gravure sur bois et la lithographie sont le mode de reproduction privilégié des images. La photographie va d’abord s’immiscer à leurs côtés pour dérober une part du marché de la vue de monuments sous forme de planches, d’albums ou de tirages contrecollés sur carton au format cabinet ou carte de visite, avant qu’à la fin du xixe siècle elle ne s’adjuge, par la carte postale, la quasi-exclusivité de l’iconographie de la ville.

Les libraires deviennent les premiers diffuseurs de la photographie. Un tirage des frères Bisson est adressé à Mademoiselle Lebaron, libraire issue d’une longue lignée d’imprimeurs-libraires caennais. Située rue des Quais, son importante librairie se trouve à proximité du point de vue choisi par les frères photographes. Bacot, encouragé par la Société des beaux-arts de Caen, produit en 1869 des vues de monuments de la ville qui portent le timbre sec de la société et sont proposées à 75 centimes l’unité aux libraires et aux dépositaires, autorisés à les vendre un franc. Vers 1865, Jean Baptiste Lepetit (1833-1870), photographe à Trouville-sur-Mer, met à la vente une « collection complète de monuments et ruines de la Normandie » au format carte de visite.

Au XIXe siècle, les artistes cèdent aussi à la mode du Grand Tour et la pratique artistique devient un élément central du voyage, incitant les voyageurs à produire les vues de leur choix. La photographie va naturellement chez certains voyageurs se substituer au dessin et à la gravure. Le négatif papier incomparable par sa légèreté et sa résistance aux chocs, reste longtemps l’apanage des voyageurs, même après l’apparition des plaques de verre au collodion.

Les photographes britanniques en Normandie

La Normandie a longtemps occupé une place à part entre Paris et le Royaume-Uni. Normands et Britanniques partagent un même goût pour le pittoresque, le médiéval, un même attrait pour les monuments, l’archéologie… et la photographie. Lorsque, sur le chemin de l’Italie, William Baker (1810-1896) fait étape à Caen en 1857, il a déjà une expérience significative des voyages et de la pratique du négatif papier[30]. Alors que les sujets sont similaires, ses photographies se détachent de la production française de l’époque, presque exclusivement dédiée aux monuments. En offrant des cadrages plus larges, Baker introduit dans l’image l’environnement immédiat des édifices ainsi que le végétal, accordant une attention particulière au paysage et au pittoresque.

La question du pittoresque, si chère aux Britanniques, guide aussi le regard de Stephen Thompson (1831-1892), autre photographe anglais adepte du négatif papier. Dans le compte rendu de sa visite à Caen, il se dit déçu par la ville et contrarié dans sa pratique photographique[31]. Arrivé très peu de temps après la fin des travaux de couverture de l’Odon, il découvre un paysage bouleversé que les travaux d’urbanisme ont subitement fait basculer du pittoresque Moyen Âge au modernisme du xixe siècle. Il détourne alors son appareil du chevet de Saint-Pierre, délaissant l’icône, pour lui préférer la maison à pans de bois à l’entrée de la rue Saint-Jean plus conforme à la représentation mentale qu’il se fait de la ville normande. Plus tard, vers 1875, Francis Frith (1822-1878), à la tête de The Publishing Company F. Frith & Coqui fait commerce de vues photographiques de sites touristiques remarquables, replace Saint-Pierre au centre de la photographie tout en lui adjoignant des motifs (fantômes, enfants, charrettes, devantures de cafés) propres à rehausser le simple sujet architectural du chevet et introduisant la scène de genre dans son propos.

La découverte[32]de quinze tirages sur papier salé d’après négatif ciré d’Edward King Tenison (1805-1878), aristocrate irlandais membre de la Photographic Society of London, dans les archives de la commission départementale des antiquités de la Seine-Inférieure[33], n’est donc pas tout à fait fortuite. Parmi les onze tirages des monuments de Normandie, six figurent des édifices caennais : l’église Saint-Pierre, l’abbaye aux Hommes, l’abbaye aux Dames, l’abbaye d’Ardennes. Certains indices nous autorisent à dater ces photographies d’avant 1855 et d’établir des liens entre le photographe et l’abbé Cochet, archéologue et secrétaire de la Commission des antiquités et membre de la Société des antiquaires de Normandie. Cette série de photographies s’inscrit aussi parfaitement dans la sociabilité du négatif papier décrite précédemment. Élève de Le Gray, adepte du procédé de Baldus qui facilite les très grands formats, Tenison voit six de ses photographies d’Espagne publiées dans les albums Blanquart-Évrard. Une photographie du château de Falaise atteste de sa venue dans la ville de De Brébisson et laisse penser que la prise de vue s’est accompagnée, comme pour tant d’autres photographes, d’une visite au maître normand. Si Tenison adopte pour certains de ses points de vue la mode anglaise de représenter le monument dans son environnement afin d’y introduire une touche de pittoresque, il opte également pour un format vertical lui permettant, à la française, de figurer l’édifice dans sa monumentalité. Britannique séjournant en France, artiste parcourant l’Europe, introduit dans les milieux calotypistes liés aux antiquaires normands, Tenison propose une parfaite synthèse de ce que la photographie des années 1850 peut produire de plus remarquable à Caen[34].

La photographie au sein de la Commission des monuments historiques ou la banalisation de l’image

À cet âge d’or de la photographie qui s’épanouit en Normandie d’une façon toute particulière, riche et brillante, succède une période moins productive. L’État ne poursuit pas la politique entrepriseavec la mission héliographique qui représente, malgré l’exceptionnel patrimoine photographique constitué, une forme d’échec. En sus d’engloutir près de 3 % du budget annuel de la Commission des monuments historiques, la mission produit des épreuves très peu exploitables par les architectes. L’originalité des points de vue ainsi que le jeu des ombres et de la lumière sur les architectures peinent à fournir des éléments tangibles utiles à la documentation des édifices et aux travaux de restauration. Il faut attendre les années 1870 pour que la Commission des monuments historiques renoue avec la photographie[35]. En 1873, elle exige que des photographies soient jointes aux demandes de classement. Les travaux de la Société des antiquaires, qui a établi pour Caen une liste significative d’édifices et d’éléments architecturaux remarquables, amènent des campagnes photographiques conséquentes. En 1874, le ministère assigne à la commission de « rassembler les vues photographiques des monuments remarquables de toute la France », inaugurant ainsi une formidable politique de collecte auprès de photographes répartis sur tout le territoire sans s’attacher à leur statut. Dès lors, des liens très étroits s’instaurent entre ce qui est photographié, ce qui est inscrit et ce qui est restauré, la photographie ayant un rôle d’auxiliaire dans chacune de ces étapes. La commission sélectionne les épreuves et ne retient que les tirages pouvant servir ses objectifs. Il en résulte un appauvrissement des points de vue et du traitement du sujet donnant lieu à un cahier des charges informel destiné à produire une iconographie propre à la satisfaire.

Parmi les photographes attitrés de la commission, figure Jean-Eugène Durand (1845-1926), sous-chef du Bureau des monuments historiques. Habile photographe d’architecture, il est chargé de photographier les édifices et objets classés ou dont le classement est proposé. Il se rend à Caen en mai 1889 et s’attache à rendre compte, à travers des plans serrés, des détails de l’architecture de l’église Saint-Pierre et figure les échafaudages liés aux travaux de restauration.

Le photographe de Blois Séraphin-Médéric Mieusement (1840-1905) et son gendre Paul Robert (1866-1898) entretiennent avec la commission des liens étroits les autorisant notamment à exploiter ses clichés. C’est à cette position privilégiée que Paul Robert doit de collaborer, à partir de 1893, à l’ambitieux projet d’édition La Normandie monumentale et pittoresquede l’éditeur havrais Alexis Lemâle[36]. Liant textes d’érudits locaux et photographies reproduites en héliogravure ou en phototypie, chacun des cinq volumes est consacré à l’un des départements normands. Les chapitres dédiés à la ville de Caen sont illustrés des photographies souvent convenues de Paul Robert et aussi de vues issues du fonds des monuments historiques dont certaines de Mieusement. Le décès prématuré de Paul Robert conduit Lemâle à faire appel au photographe caennais Henri Magron (1845-1927).

La Société caennaise de photographie (SCP)

Magron joue un rôle important dans le milieu photographique caennais. Issu d’une famille de négociants, il rejoint son père en 1869, à l’âge de vingt-quatre ans, au sein de la Société des beaux-arts de Caen[37](SBAC). Fondée en 1855, la SBAC se donne pour mission d’organiser « des expositions pour la peinture, la sculpture, la gravure, la lithographie la photographie etc.[38] » mêlant beaux-arts et photographie. Elle se met immédiatement en relation avec la SFP et accueille comme membres des photographes caennais parmi lesquels Bacot, Villeneuve, Autin, Karren et Magron qui exposent et sont régulièrement distingués.

En 1891, les photographes ressentent le besoin de former leur propre société. Les statuts de la Société caennaise de photographie sont déposés le 18 décembre et la première réunion se tient le 24 janvier 1892. C’est une société d’amateurs photographes dont l’objectif est l’étude de la photographie et de ses applications aux arts, aux sciences et à l’industrie, à la portée de tous. Les photographes professionnels, s’ils ne sont pas exclus, n’adhèrent pas ou que brièvement. La société, dotée d’un bulletin, met à disposition de ses membres un atelier commun, des appareils, une bibliothèque, elle organise concours, expositions, projections et excursions[39].

Les membres fondateurs dont beaucoup font partie de l’entourage de Magron appartiennent à une nouvelle génération de photographes ; ils se placent néanmoins sous l’égide de Frédéric Berjot[40](1815-1895) qui, déjà très âgé, accepte la présidence d’honneur de la société. La SCP définit d’autres objectifs que ceux fixés par la SBAC de défendre les arts. L’air du temps est à une pratique documentaire qui cherche à montrer la ville dans ses aspects quotidiens. Magron développe ainsi un projet intitulé « Le vieux Caen » qui, sous la forme d’un album, rend compte du patrimoine de la ville dans sa dimension pittoresque, mais aussi quotidienne. À la représentation du patrimoine bâti, parfois en voie de disparition sous les coups de butoir de la modernisation, Magron, directeur des hospices civils, ajoute une vision parfois critique de la ville encore très marquée par une structure médiévale et soumise à l’insalubrité et aux épidémies. Dans les années 1930, Noël Le Boyer (1883-1967), photographe parisien né à Caen, reprend cette thématique en mettant en scène les toits de la ville vus des clochers des églises, donnant ainsi de la ville une vision inversée.

Les membres de la société sont régulièrement invités à photographier la ville afin de nourrir l’ambitieux projet porté par le secrétaire général de la SCP, Alfred Liégard (1865-1934), qui est de constituer une collection de photographies documentaires couvrant l’ensemble de l’activité humaine. Il rejoint en cela les ambitions du banquier Albert Kahn dont l’opérateur Auguste Léon (1857-1942) viendra en 1912 documenter la ville en couleurs grâce au procédé autochrome[41]. Liégard défend également l’idée d’un musée de photographies artistiques où seraient conservés les chefs-d’œuvre de la photographie afin de former le goût du public[42]. Les membres de la société sont enjoints à déposer l’ensemble de leur production, clichés et épreuves, dans les collections de la SCP. Ce qui devait constituer une richesse se transforme en un choix dramatique pour le patrimoine photographique caennais, lorsqu’en 1944 l’ensemble des archives et des collections de la société est détruit dans les bombardements de la ville.

La modernité photographique

À la fin des années 1880, la question du statut, documentaire ou artistique, de la photographie se pose à nouveau. Les pictorialistes, tenants du second, tentent d’imposer leur point de vue et produisent une photographie qui reprend les codes des arts graphiques. Ils développent un savant argumentaire et convoquent les primitifs de la photographie, qui au sein de la Société héliographique avaient, trente ans plus tôt, mené le même combat. Leur chef de file, Robert Demachy (1859-1936), photographie Caen en 1910, mettant en scène la flèche de l’église Saint-Pierre. La SCP admet en 1911 le jeune Fernand Bignon (1888-1969) dont les paysages pictorialistes lui valent, entre les deux guerres, de participer à de nombreux salons de photographie en France et à l’étranger[43]. Il s’intéresse peu à la ville, à l’exception des jours de pluie lorsqu’il peut se jouer des effets de l’eau et des arbres sur la « prairie ». Les photographes de ces années-là proposent une vision plus douce et plus poétique de la ville, donnant une large place aux atmosphères et aux jeux de lumière.

Après la Première Guerre mondiale, Caen reste à l’écart et peu de grands photographes représentent la ville. La photographie va de nouveau s’imposer par la vue d’architecture et les constructions récentes : l’esthétique de la modernité fait son entrée dans le corpus iconographique de Caen à l’occasion de la construction d’une nouvelle gare en 1934 par l’architecte Henri Pacon. C’est l’occasion pour Marcel Bovis (1904-1997), son photographe attitré, et pour Le Boyer de mettre en œuvre le vocabulaire graphique de la nouvelle photographie. Le port, dont la représentation avait donné lieu à quelques vues pittoresques au XIXe siècle, devient par son activité industrielle un sujet de la modernité, même si sa proximité immédiate avec la ville permet au photographe de laisser apparaître un édifice monumental au lointain.

Après-guerre, Caen tarde à se relever et prend place dans l’iconographie des villes martyres détruites par les bombardements. Reconstruite[44], elle accueille de nouveaux venus : parmi eux Marguerite Vacher (1921-2009), femme photographe autodidacte, qui, dans les années 1950, installe son studio Alfa avenue du 6 -Juin. Ses images aux plans larges laissentle contraste des noirs et des blancs structurer ses compositions et rendent compte de l’architecture de la Reconstruction, instituant de nouveaux monuments comme emblèmes. Elle capte l’atmosphère de la ville, parcourue par l’automobile, éclairée au néon. Sa photographie, plus qu’aucune autre, symbolise la modernité et marque la renaissance de la ville, ouvrant une nouvelle page de l’histoire de Caen.

Conclusion

« La photographie commence pieusement toutes ses visites par les cathédrales[45]. » Caen ne fait pas exception aux mots d’Henri de Lacretelle : les représentations au XIXe siècle de l’église Saint-Pierre, auxquelles il faut ajouter celles des édifices gothiques de la ville, constituent une richesse iconographique incomparable, une forme de trésor pour la mémoire de la ville.

Si le corpus réuni pour la première fois à l’occasion de l’exposition peut paraître particulièrement dense, prestigieux et talentueux, une étude plus attentive de la production photographique et de sa destinée entraîne le constat d’un patrimoine photographique profondément meurtri, amputé, au même titre que l’architecture de la ville, par les destructions de la Seconde Guerre mondiale. La plupart des chefs-d’œuvre photographiques ne nous sont connus que parce qu’ils ont été conservés en dehors de la ville. La création de l’Ardi en 1984 n’en fut que plus fondamentale : ses travaux et recherches permettent, avec l’aide des institutions et des familles ayant perçu leur valeur et leur intérêt, de reconstituer les corpus iconographiques de la ville, d’en écrire la riche histoire et de préserver quelques-uns de ses plus beaux exemplaires[46].

Céline Ernaelsteen


Notes

[1]Py, Jacques, « Un premier foyer en Basse-Normandie », inJean-Jacques Henry, La Photographie, les débuts en Normandie, Le Havre, Maison de la culture du Havre, 1989, p. 27.

[2]Goujard, Lucie, Haudiquet, Annette, Joubert, Caroline, Bakhuÿs, Diederik (dir.), Voyages pittoresques : Normandie 1820-2009, Milan, Silvana Editoriale, 2009, p. 23.

[3]Quaterly Review, 1821, p. 147, in Dibdin, Thomas, Voyage bibliographique, archéologique et pittoresque en France, Paris, Crapelet éditeur, 1825, p. 7.

[4]Hugo, Victor, Odes et Ballades, 1826..

[5]Hugo, Victor, « Guerre aux démolisseurs », Revue des Deux Mondes, 1er mars 1832, p. 607-622.

[6]Hugo, Victor, « Guerre aux démolisseurs », Revue des Deux Mondes, 1er mars 1832, p. 607-622.

[7]E. Bacot, A. de Brébisson, A. Humbert de Molard : trois photographes en Basse-Normandie au xixe siècle, cat. exp., « Edmond de Bacot », Caen, abbaye aux Dames, Alphonse de Brébisson », Falaise, château de La Fresnaye,, « Adolphe Humbert de Molard », Lisieux, Manoir Sainr-Germain de Livet, 10 juin – 10 septembre 1989, Caen, Ardi, 1989.

[8]New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 1995.96.

[9]Joubert, Caroline (dir.), Saint-Pierre de Caen au xixesiècle, une architecture en images, cat. exp., Caen, musée des Beaux-Arts, 15 novembre 1997-26 janvier 1998

[10]Laborde, Alexandre de, Les Monuments de la France classés chronologiquement, Paris, éd. P. Didot l’aîné, 1816.

[11]Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, 80/10/53, cité par Mondenard, 2002, p. 33.

[12]Mondenard, Anne de, La Mission héliographique, cinq photographes parcourent la France en 1851, Paris, Éditions du patrimoine, 2002, p. 195.

[13]Lacretelle, Henri de, « Albums photographiques no 3 M. Mestral », La Lumière, 19 mars 1853..

[14]lLeroy, Marie-Noëlle, « Le monument photographique des frères Bisson », Études photographiques, no 2, mai 1997.p.82-95.

[15]Gunthert, André, « L’institution du photographique », Études photographiques, no 12, novembre 2002, p.37-63

[16]Sur les débats concernant l’existence d’une école esthétique du calotype, on pourra se référer à : Solomon-Godeau, Abigail, « Calyptomanie, guide du gourmet en photographie historique », Études photographiques, no 12, novembre 2002, p 4-36..

[17]Font-Reaulx, Dominique de, Peinture et photographie, les enjeux d’une rencontre, 1839-1914, Paris, Flammarion, 2012.

[18]Brébisson, Alphonse de, Glanes photographiques. Notes complémentaires concernant la photographie sur papier, Falaise, 1848

[19]On doit cette découverte à Mickaël Biabaud, documentaliste chargé de recherches au musée de Normandie et à Marine Viel, archiviste au sein des archives municipales de Caen. L’attribution à Tillard a été possible grâce aux travaux de Bernard Chéreau.

[20]Conservé à la Georges Eastman House à Rochester (États-Unis).

[21]Merci à Bernard Chéreau qui a bien voulu partager avec moi ses recherches et ses réflexions sur ces sujets.

[22]De Brébisson rapporte dans une lettre sa rencontre avec Bayard le 14 octobre 1851.

[23]Charles Chevalier fournit les photographes en optiques, mais édite également quelques-uns de leurs recueils. On peut citer : Brébisson, Alphonse de, Nouvelle méthode de photographie au collodion, Paris, Charles Chevalier, 1852 et Photographie sur papier sec, glaces albuminées, collodion, plaques métalliques. Divers procédés, par Messieurs E. Bacot, Baillieu d’Avrincourt, Bayard, Arthur Chevalier, A. Festeau, Paris, Palais-Royal, 1857.

[24]La Lumière 1851-1860, Marseille, Jeanne Laffitte, 1996, fac-similé de l’édition de Paris, 2 vol.

[25]Album « dit album de Brébisson », Paris, musée d’Orsay, PHO 1979 (1 à 35). Voir aussi Heilbrun, Françoise, « Un album de primitifs de la photographie française », Revue du Louvre et des musées de France, no 1, 1980, p. 21-37.

[26]Caen, bibliothèqueAlexis-de-Toqueville, inv. FN E3062 à E3188.

[27]Jammes, Isabelle, Blanquart-Évrard et les origines de l’édition photographique française. Catalogue raisonné des albums photographiques édités, 1851-1855, Genève, Droz, 1981.

[28]Voir Frères Neurdein, Caen, Duhomme (papetier, 6 place Saint-Pierre), collection Jean-Pierre Coutard ; Nicolas Karren, Caen historique. Caen et ses monuments, accompagné de notices historiques, Caen, archives départementales du Calvados, 2FI/281/2 à 22 ; Jules Bréchet, Caen moderne et pittoresque, 1893, Caen, bibliothèqueAlexis de Toqueville, inv. FNI RC 1. Voir aussi Chéreau, Bernard, Marchand Thierry, « Jules Bréchet. Photographe, révolutionnaire et homme d’affaires », Bulletin de la société historique de Lisieux, no 84, 2e semestre 2017, p.77-102.

[29]Gandin, Alice (dir.), Destination Normandie, deux siècles de tourisme xixe-xxe siècles, cat. exp., Caen, musée de Normandie, 13 juin-31 octobre 2009, Cully, OREP, 2009..

[30]Lassam, Robert E., Gray, Michael, The Romantic Era, Calotipia in Italia, 1845-1860, Reverendo Calvert Richard Jones, Reverendo George Wilson Bridges, William Robert Baker, Florence, Alinari, 1988.

[31]Dans un courrier accompagnant l’épreuve, Londres, British Library.

[32]Mouchel, Didier, « Edward-King Tenison : un photographe primitif irlandais en Normandie », Revue de l’art, no°181, 2013-3..

[33]En 2009 par Didier Mouchel. Ces tirages sont aujourd’hui conservés aux archives départementales de la Seine-Maritime.

[34]On peut ajouter à cette liste de photographes britanniques Arthur Benjamin Cotton dont une vue de Saint-Pierre est conservée au George Eastman Museum à Rochester (États-Unis) et Alfred Capel-Cure dont les épreuves figurent dans les collections du Metropolitan Museum of Art de New York et du Centre canadien d’architecture à Montréal.

[35]Fourestié, Anne, Gui, Isabelle, Photographier le patrimoine au xixeetxxe siècles, Paris, Hermann, 2017..

[36]Goujard, Lucie, Haudiquet, Annette, Joubert, Caroline, Bakhuÿs, Diederik (dir.), Voyages pittoresques : Normandie 1820-2009, Milan, Silvana Editoriale, 2009..

[37]Poussard,2009 ;Chéreau, Bernard (dir.),« Henri Magron, de la photographie à l’œuvre imprimée », Les Cahiers de l’Ardi, no°3, octobre 2010.

[38]Bulletin de la Société des beaux-arts de Caen, vol. I, 1856, p. 3.

[39]Messidor, Franck, « La Société caennaise de photographie, son histoire », Les Cahiers de l’Ardi, n°1, septembre 2007, p.9-14.

[40]Pharmacien et photographe amateur, Frédéric Berjot est très proche d’Edmond Bacot à qui il fournit, ainsi qu’à la famille Hugo, des produits chimiques.

[41]Ernaelsteen,Céline, Gandin, Alice (dir.), En couleurs et en lumière : dans le sillage de l’impressionnisme, la photographie autochrome 1903-1931, cat. exp., Caen, musée de Normandie, 27 avril-29 septembre 2013, Paris, Skira-Flammarion, 2013.

[42]Challine, Éléonore, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839-1945), Paris, Macula, 2017.

[43]Faure-Conorton, Julien, « Les visions intimistes d’un pictorialiste normand », in Fernand Bignon, photographe et cinéaste, cat. exp., Trouville-sur-Mer, musée-villa Montebello, Cabourg, Cahiers du Temps, 2010.

[44]Mouchel, Didier, Gourbin, Patrice, La Reconstruction de la Normandie, 1945-1962 : archives photographiques du MRU, Rouen, Éditions des Falaises, 2014.

[45]Henri de Lacretelle, au sujet de la visite du photographe Mestral à Caen en 1852, in Lacretelle, Henri de, « Albums photographiques no 3 M. Mestral », La Lumière, 19 mars 1853..

[46]Que Bernard Chéreau, Jacques Py, Gilles Boussard et tant d’autres qui ont contribué à ces travaux en soient remerciés. Ce texte n’aurait pu voir le jour sans les importantes recherches et études qu’ils ont menées et sans la précieuse collaboration d’Évelyne Kiesow.

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