« Il y a toujours dans l’art du paysage un aspect subjectif, quelque chose dans l’image qui nous dit autant sur la personne qui tient l’appareil que sur ce qui est devant l’objectif. »
Robert Adams, Essais sur le beau en photographie, 1981.
Dans bien des endroits, les travaux ont façonné un profil urbain qui a fini par masquer les contours naturels du site initial. Que reste-t-il, par exemple, de la Vallée des jardins à Caen ? Constructions et voies de circulation rendent peu lisible ce paysage si on se fie à son nom.
Le photographe Philippe Kuznicki, lors de vagabondages quotidiens dans un environnement connu, élabore des constructions formelles qui recomposent le territoire. Tant pour témoigner que pour suggérer, l’artiste s’inscrit dans un courant de l’histoire des représentations. Ses œuvres participent de l’élaboration de l’image de la ville.
Dès 1839 et plus particulièrement durant le dernier quart du XXe siècle, la photographie s’est appliquée à apprivoiser les paysages de l’ère industrielle. Avec la prise de conscience de la fragilité de l’environnement face à l’entreprise humaine, les photographes prennent en compte ces transformations empreintes de brutalité. Philippe Kuznicki sillonne consciencieusement ces espaces, lieux d’investigation d’une chasse photographique, repérages pour des cadrages avec une attirance affirmée pour des sites dénaturés.
Son point de vuecontribue à mettre en évidence la confusion entre le naturel et le sauvage. L’artiste nous fait ressentir notre vulnérabilité. Dans cette optique, il saisit un répertoire de formes jaillissant du chaos des chantiers, des lisières incertaines des terrains vagues et des maçonneries avalées par le sol telles des éléments de décor abandonnés. Ainsi naissent des architectures extravagantes aux aspects monumentaux révélés par des formats photographiques divers et des assemblages de petits tirages. L’artiste noue ensemble les prises de vues en combinant des fragments par superposition et décalage. Dans la précipitation, il s’empare de ciseaux et de ruban adhésif, il accentue les barbes de découpages et les matières constitutives des collages en série.
Sensible à ces gestes, notre cerveau tire satisfaction des principes de répétitions ; le charme visuel des planches-contact repose sur cette approche. Le panorama, figure de style photographique, offre la découverte de paysages par juxtapositions répétitives, principes plastiques qui interrogent notre œil.
Dès le XIXe siècle, le spectacle de la ville se développe avec la photographie panoramique, source d’enregistrement de la lumière, pour accentuer les illusions de reliefs. Dans cet esprit, Philippe Kuznicki nous sollicite avec des éléments de planches-contact qui permettent d’élaborer des photomontages. Ces assemblages de fragments du tissu urbain entretiennent nos envies de formes et favorisent la manipulation des codes à même de transfigurer la réalité. En effet, un objet n’apparait pas toujours à notre esprit identique à ce qu’il est devant nos yeux.
Ces compositions plasticiennes ont-elles quelque chose de plus réel qu’un simple instantané ?
Avec des tirages découpés et des ajouts picturaux, l’artiste, tel un défricheur, s’empare d’éléments de l’histoire de la photographie et de l’histoire de l’art pour proposer une illusion à base de matériaux préfabriqués.
Pour revenir à un objet totalement photographique, l’auteur, à l’origine des épreuves argentiques et de leur montage, s’adjoint les talents d’un spécialiste du tirage numérique, un tireur. Ils s’épaulent à la recherche d’une matrice unique reproductible. Ils compilent les résultats de retouches successives en maîtrisant la construction numérique pour une impression à base d’encre minérale.
Philippe Kuznicki nous en fait voir davantage en s’appuyant sur la matière photographique. Il fouille du regard ruines et chantiers à la recherche de l’essentiel. Il fait preuve d’agilité visuelle et nous propose avec une facilité apparente de découvrir du merveilleux dans les replis de notre quotidien. L’artiste fait émerger des images que nous oublions de voir. Ici s’élabore un point de vue avec pour origine l’attrait de l’invisible, l’envers de nos espaces.
Catherine Blondel, Gilles Boussard
Ardi-Photographies en Normandie