Gérard Lemeunier, Petits commerces

« Il suffit de choisir les bons objets et les faire entrer d’une manière précise dans l’image, pour qu’ils racontent leur propre histoire par eux-mêmes. » 

Bernd et Hilla Becher, photographes allemands

À compter des années 1970, Gérard Lemeunier a sillonné l’Île-de-France et la Normandie. Durant le dernier quart du XXe siècle, des chais de Bercy à la Côte Fleurie, il exerce sa curiosité à la recherche de formes et de lumières en quête de la place de l’homme. 

L’agglomération parisienne a souvent servi de prétexte aux photographes humanistes enclins à mettre en évidence un quotidien riche en événements dans une architecture de banlieue ou rurale. 

C’est ainsi que Gérard Lemeunier, proche de ce courant esthétique, orientera son regard. Observateur attentif, il se confronte aux cicatrices laissées par la société de consommation. Il établit un relevé de lieux de vie en décrépitude ne se contentant pas de construire une typologie de devantures.

Lorsqu’un sujet se présente à lui, il se l’approprie et sait mettre en scène les similitudes et les ressemblances, ainsi naissent des ensembles de même nature. Dans le cas précis des «petits commerces », la répétition est fondatrice et nous entraîne presque jusqu’à l’inventaire. 

Cette série plonge ses racines dans différents aspects du style documentaire. En remontant au plus loin, on pense aux sujets choisis par Eugène Atget dans le Paris du début du XXe siècle, plus particulièrement à l’intérêt qu’il portait aux échoppes et aux vitrines. Tout comme Walter Evans dans l’Amérique de la dépression, Gérard Lemeunier enregistre des métamorphoses du tissu urbain. Cadrage serré et face à face fécond soutiennent une posture rigoureuse. Son regard lucide, non sans humour, appréhende une réalité sans exotisme.

Une grande sérénité se dégage de ses images. Elles semblent vides, mais pas sans vie, plus nostalgiques que tristes, témoignage d’une époque. Prendre son temps, attendre la bonne lumière et chercher le bon cadrage : une façon de créer qui ne repose pas sur la chance, mais sur l’analyse raisonnée de la composition. Proposant sa lecture du monde, il affirme une approche sensible et douloureuse, fasciné qu’il est par les bouleversements de la société. 

La frontalité tient une place essentielle dans cette production sérielle. Elle sacralise les choses photographiées, les soustrait à l’écoulement du temps et à l’anecdote. Pour construire leurs inventaires d’architectures Bernd et Hilla Becher privilégiaient la répétition systématique d’un axe de prise de vue frontale. On retrouve ce choix dans l’œil de Gérard Lemeunier. 

L’opacité des façades et la prégnance de l’orthogonalité contribuent à la mise en valeur d’une certaine abstraction. Discours visuel qui s’appuie sur l’angle droit, la parallèle et la perpendiculaire pour soutenir la répétition inhérente à la série. Le format rectangulaire et sa surface quadrillée repoussent les marges et élargissent notre champ visuel à toutes les zones de l’image pour l’unifier et révéler toutes ses matières. Ces réseaux orthogonaux structurent le désordre des altérations. C’est le sujet qui fait le format. Le photographe a la volonté de mettre en scène avec netteté et dans leurs moindres détails  les manifestations de l’érosion, les matériaux dégradés et les vestiges d’un paradis perdu. Il associe l’empreinte du temps et le souvenir pour révéler un effacement. 

Lors de la prise de vue Gérard Lemeunier choisit un éclairage sans ombre appuyée et lors du tirage il s’applique à révéler une large gamme de gris très diffus ponctués de quelques touches de lumière aussi légères que la soie. Photographe et tireur, rien n’échappe à sa décision.

Humaniste discret et cependant espiègle, il se passionne pour des séries ayant pour prétexte l’architecture vernaculaire. Il entretient le métissage entre posture documentaire et acquis de la photographie « pure ».  

L’acte de photographier doit beaucoup à ce face à face du photographe et de la vitrine. C’est une véritable mise en abîme de la photographie. Ces lieux d’échange devenus muets et silencieux opèrent comme révélateurs de ce qui était.

Catherine Blondel, Gilles Boussard
Janvier 2024

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