Fernand Bignon, une vie en images.

Fernand Bignon, autoportrait, vers 1920, d’après plaque de verre au gématino-bromure d’argent, 9 x 12 cm, coll. Famille Bignon.

Il est des hommes dont on peut raconter la vie en images. Fernand Bignon est de ceux-là, tant il aura traversé l’existence accompagné d’un appareil photo ou d’une caméra, faisant de ses proches des sujets et de son environnement un décor. On ignore pourtant tout de la façon dont il rencontre la photographie.

Fernand Léon Francis Bignon est né le 8 août 1888 au 13, rue de la Constitution à Avranches (Manche). Il perd son père [1]à l’âge de 1 an et vit alors avec sa mère Berthe[2]et sa soeur aînée Andrée[3]. En 1902, à l’âge de 14 ans, il est placé en apprentissage comme ouvrier horloger chez M. Lizée dont le magasin est situé à quelques pas de son lieu de naissance. Sa mère meurt en 1905 : Fernand reste seul avec Andrée dont il sera proche toute sa vie. Elle sera le modèle privilégié de ses premières photographies.

Le 1er octobre 1908, il entre comme ouvrier horloger chez Gabrielle Jardin[4], propriétaire 8 rue du Pont Saint-Jacques à Caen (Calvados), d’une boutique d’horlogerie bijouterie, qui propose aussi des objets d’art. Gabrielle est une femme de goût qui aime à s’entourer de belles choses. Une amitié profonde va rapidement les lier. Pour Fernand Bignon, commence une période de découvertes, d’apprentissage, de plaisir et de travail. Autodidacte curieux et passionné, il se cultive grâce à des ouvrages et se documente dans les revues de photographies. Si son initiation aux arts se fait sous l’égide de Madame Jardin avec qui il se rend parfois à Paris, son perfectionnement photographique se fait au sein de la Société caennaise de photographie (SCP). Fondée en 1891, elle a longtemps fait partie des sociétés de photographies les plus prestigieuses et les plus actives[5]. Fernand Bignon en est élu membre en février 1911[6]. Nous ignorons les conditions de son admission à la Société. George Lévesque, dont la pharmacie jouxte la bijouterie de Madame Jardin, lui-même photographe amateur et membre de la SCP, a-t-il servi de parrain ? Fernand Bignon ne semble pas être un membre actif de la société. On ne trouve pas trace de ses contributions photographiques ou écrites dans le bulletin publié par la société[7]. Il est cependant probable que la bibliothèque et le laboratoire mis à la disposition des membres lui sont grandement utiles. Au moment même de son admission, s’ouvre l’exposition Blanc et Noir organisée conjointement par la Société des beaux-arts de Caen et la Société caennaise de photographie à l’hôtel de ville de Caen. Fernand Bignon y expose pour la première fois deux tirages : Fillette au chapeau et Profil. Cette participation à un salon de photographies est la première d’une longue série. Elle permet son introduction dans le cercle des sociétés de photographie et des photo clubs. Il entre en contact avec quelques-unes des figures du pictorialisme, notamment le Commandant Puyo. On peut penser que le statut de membre d’honneur de la SCP de Puyo autorise Fernand Bignon, membre de la même société, à le solliciter. Il témoignera sa vie durant de l’importance des conseils donnés par le maître de la photographie pictorialiste.

Fernand Bignon pratique alors deux types de photographies : la photographie monotype au gélatino-bromured’argent sur des plaques de verre 9 x 12 cm et la photographie stéréoscopique qui permet une vision en relief. Il possède déjà une certaine maîtrise,acquise grâce à la lecture et à l’étude de l’abondante littérature consacrée aux techniques photographiques. Les conseils dispensés sont mis en pratique au cours de promenades ou lors de scènes composées dont Madame Jardin, sa fille Thérèse, ses employés deviennent naturellement les sujets.  

Madame Jardin introduit Fernand Bignon dans son cercle familial, lui présente ses neveux et nièces, les enfants de son frère Joseph Fossard, prospère charcutier installé rue de Vaucelles à Caen. Fernand se lie ainsi d’amitié avec Théophile[8]qui l’entraîne, armé seulement de son appareil photographique, dans des parties de chasse autour de Mutrécy (Calvados), le long de la vallée de l’Orne où son père possède des terres agricoles et une ferme construite par les seigneurs de Hue au XVIleet XVIIIesiècle. Il fait également la connaissance des deux soeurs de Théophile, Marguerite[9]et Clotilde[10]

Cette vie heureuse vole en éclats, détruite par la déclaration de guerre et l’ordre de mobilisation. Fernand Bignon est incorporé au 1errégiment de Zouaves en février 1915. Même s’il connaît peu le front, il est bouleversé par les horreurs de la guerre et sera imprégné, comme beaucoup d’hommes de sa génération, d’un profond pacifisme mis à mal par la Seconde Guerre mondiale. 

Marguerite Fossard est à présent une jeune fille : elle se fiance pendant la guerre à Fernand Bignon qui lui écrit une lettre chaque semaine chez son père et tous les jours chez sa tante. Fernand est cantonné dans la Manche et la jeune fille trouve parfois l’occasion de le rejoindre en secret pour quelques heures, pendant lesquelles il la photographie. Démobilisé, il rentre à Caen et le 20 mai 1919 épouse Marguerite. 

Le père de Marguerite, Joseph Fossard, leur propose d’exploiter la ferme de Mutrécy où ils emménagent en novembre. Il leur adjoint Charles Dary, précédemment son employé, qui restera un fidèle compagnon de Marguerite et de ses filles jusqu’à sa mort en 1953. Clotilde, la jeune soeur de Marguerite, les rejoint en 1920[11]. Fernand Bignon y gagne un modèle. Le confort à la ferme est sommaire pour des jeunes filles ayant toujours vécu en ville et l’apprentissage du métier de fermier parfois difficile pour ces citadins. Mais Fernand et Marguerite aiment cette ferme, son jardin, les paysages alentour, le chemin du moulin qui descend vers les herbages et l’écluse sur l’Orne. C’est la période la plus féconde de sa production photographique. Il abandonne la pratique stéréoscopique pour se consacrer exclusivement au monotype. Il s’est installé un laboratoire qui lui permet d’effectuer ses développements et tirages sur place, s’approvisionnant en produits auprès de Julien Burger, photographe et revendeur de matériel photographique installé à Caen au 146, rue Saint Jean. Stimulé par la beauté des paysages et l’émulation créée par sa participation aux salons, il photographie sans cesse, délaissant parfois les travaux de la ferme pour réaliser une prise de vue à la composition soigneusement étudiée, à la lumière longuement attendue. Il noue une amitié photographique avec Albert et Clémence Motte, leur fille Georgette et leur gendre Clodomir Desmarquet, également installés à Mutrécy[12]

Annette naît à Mutrécy le 14 février 1920[13], Fernande le 8 mai 1922[14]. Les photographies de Fernand se peuplent de deux fillettes à la chevelure bouclée. Jacqueline, la troisième, naît le 7 octobre 1929. Depuis plusieurs mois, Fernand, contre l’avis de Marguerite, songe à quitter cette ferme qui rapporte peu. Il souhaite que ses filles puissent bénéficier d’une instruction plus solide que celle dispensée par l’école de Mutrécy. Il voit dans la photographie une opportunité et se met en quête d’un commerce où il pourra exercer une activité d’artisan photographe. Il évite Caen où l’influence de son beau-père aurait été trop vive et où il n’aurait pas pu faire valoir un passé de photographe autre que celui de photographe artistique, bien loin des critères de la photographie commerciale.

 Le 1er juillet 1930, la famille s’installe 1 Grande rue à Gisors (Eure)[15]. Le fonds de commerce est composé d’une boutique, d’un appartement situé au-dessus et d’un studio au premier étage du 31 rue Cappeville. Marguerite découvre le rythme d’une boutique de photographe, Fernand celui d’un studio, les enfants la vie en ville. Clotilde se révèle une aide précieuse effectuant les délicats travaux de repique et de retouche. Fernand délaisse la photographie d’art, sans doute pris par la pratique intensive du studio, marquée par les portraits, les mariages et l’harassant travail de laboratoire. Il revient à la stéréoscopie, édite une série de cartes postales consacrées à Gisors, mais surtout découvre le cinéma et se lance dans une intense production de courts films où apparaît un aspect facétieux, vif et gai absent de ses harmonieuses compositions photographiques. C’est à cette époque, à l’occasion d’une exposition dont ils sont tous deux membres du jury, qu’il rencontre Pierre Portelette dit Pierda[16]installé à La Villetertre (Oise). En 1938, ce dernier reprend un studio de photographie[17]rue Saint-Jean à Caen et réalise le portrait de Fernand.

Une nouvelle fois, la guerre vient bousculer son existence, détruisant ses idéaux de paix. Le 8 juin 1940, le magasin et l’appartement sont détruits par les bombardements allemands. Les négatifs, les tirages et les films conservés au studio et dissimulés par les fonds peints, échappent aux bombardements et aux pillages. Le magasin est réinstallé provisoirement dans un baraquement et la famille dans un appartement qui jouxte le studio de la rue Cappeville. Il faudra attendre 1953 pour que les Bignon retrouvent un magasin et un appartement 36 rue des Frères Planquais. Pendant cette période de guerre, Fernand continue son activité de photographe professionnel et de cinéaste amateur  … 

La paix revenue permet à Fernand et Marguerite de découvrir l’Europe, le plus souvent en voiture. Fernand réalise des albums de voyages. En dehors du studio, il se consacre essentiellement à la photographie de famille et entame des séries ayant pour thème les clochers d’église ou, sur un mode plus humoristique, « Les vieux coins ». Il participe encore à quelques salons de photographie, notamment à Caen en 1948 et 1953[18]. Il se met à la peinture. Annette puis Fernande se marient et les premiers petits-enfants naissent. En 1960 Fernand, touché par les signes précurseurs de la maladie d’Alzheimer, cesse son activité. Il décède le 4 février 1969 à Gisors et est inhumé à Cormelles-le-Royal (Calvados). Aidée de Jacqueline et d’un employé photographe, Marguerite fera fonctionner le studio jusqu’en 1973, année où Jacqueline prend sa suite. Le studio « Photo Bignon » sera cédé en 1985.

Seule la production correspondant à la première période d’activité de Fernand Bignon comprise entre 1905 et 1940, a fait l’objet d’un inventaire. On peut ainsi dénombrer :

627 plaques de verres au gélatino-bromured’argent de format 9 x 12 cm dont sont tirés 80 tirages originaux au bromure (certains tirages ont été perdus)

453 plaques stéréoscopiques positives montées par Fernand Bignon lui-même et un plus grand nombre de négatives,

90 bobines de films 8 mm réalisés entre 1933 et 1960. 

L’ensemble de ces fonds a fait l’objet d’un inventaire (localisation, identification, datation et cotation) d’une numérisation et d’un travail documentaire par l’Ardi-Photographies et la mission Mémoire audiovisuelle du Pôle image Haute-Normandie. 

Céline Ernaelsteen
Frédérique Closier


[1]Son père André François Bignon, né le 21 novembre 1845 à Mayenne (Mayenne), est horloger et a été un temps installé à Rennes (Ile et Vilaine) 6 rue Vau Saint-Germain. Il meurt à Avranches en 1889 à l’âge de 43 ans. 

[2]Sa mère Berthe Jeanne Martin, née le 7 mai 1860 à Avranches d’un père tailleur, décède le 29 octobre 1905.

[3]Andrée Marie Reine Fernand Bignon est née à Rennes le 15 août 1884. Le 23 août 1910, elle épouse Edmond Thomasson qui la laisse rapidement veuve. Elle décède le 18 octobre 1972 à Saint Victor le Grand (Calvados).

[4]Maria Gabrielle Fossard, née à Caen (Calvados) en 1875, épouse Gaston Albert Jardin qui décède en 1904. Sa fille Thérèse Hélène Gabrielle Marie est née le 28 octobre 1902.

[5]À ce sujet, consulter « Les cahiers de l’Ardi N°1, La Société caennaise de photographie 1891-1948 », éditions ardi, septembre 2007.

[6]Elu lors de l’Assemblée générale du 13 février 1911, il assiste pour la première fois à une réunion le 6 mars 1911. Il sera répertorié comme membre en 1911, 1912, et 1913. Revue photographique de l’Ouest, 6e, 7e et 8e année. Bibliothèque Municipale Caen la Mer, fonds normand, FN per anc 219.

[7]Le bulletin de la Société caennaise de photographie fusionne en 1906 avec celui de la Société bajocasse pour devenir la revue photographique de l’Ouest.

[8]Né le 18 août 1892 à Caen, Théophile Jules Joseph Fossard se marie le 13 octobre 1926 avec Madeleine Albertine Gosset et décède à Ver-sur-Mer le 30 avril 1974. 

[9]Née le 21 février 1897 à Caen, elle y décède le 17 janvier 1987.

[10]Née le 7 mars 1904 à Caen, elle décède à Gisors le 4 octobre 1950.

[11]Elle vient dès 1920 apporter son aide à Marguerite lors de la naissance d’Annette, même si elle n’apparaît comme résidant à la ferme qu’à partir de la liste nominative de 1926.

[12]De nationalité belge, Albert et Clémence Motte se sont réfugiés en France en 1914. Ils ont un temps tenu un commerce de photographies à Caen. Leur fille Georgette et son mari Clodomir Desmarquet suivront l’exemple de Fernand Bignon abandonnant l’exploitation de la terre de Mutrécy pour se consacrer à un studio de photographie d’abord à Fresney le Puceux puis à Thury-Harcourt. Les deux familles resteront en contact jusqu’à la Seconde Guerre. A ce sujet, consulter les « Les cahiers de l’Ardi N°2, Le studio Desmarquet 1930-1956», éditions ardi, avril 2008.

[13]Elle épouse en 1946 Albert Le Cieux. Naîtront deux garçons Dominique en 1949 et Hugues en 1954.

[14]Elle épouse le 22 décembre 1951 Guy. Bureau. Naîtront deux filles Frédérique en 1954 et Claude en 1956. 

[15]Aujourd’hui rue de Vienne.

[16]Au sujet de Pierda, consulter le catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-arts de Caen. « Pierda, photographies 1890-1971 », musée des Beaux-arts, Caen, 1999. 

[17]Arrivé à Caen en 1937, il achète le studio Froment où il officiait jusqu’alors comme collaborateur.

[18]En 1948, Pierda organise une exposition consacrée à la nature morte intitulée « De Chardin à Laure Albin-Guillot » dont Laure Albin-Guillot est la marraine. Bignon y expose une série pleine de fantaisie consacrée à l’argent et aux taxes. En 1953, le photo ciné-club de l’Ouest avec lequel la Société caennaise de photographie a fusionné en 1948 organise un salon où Fernand présente plusieurs photographies

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