«Les Occidentaux […], toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la poursuite d’un état meilleur que le présent. Toujours à la recherche d’une clarté plus vive, ils se sont évertués, passant de la bougie à la lampe à pétrole, du pétrole au bec de gaz, du gaz à l’éclairage électrique, à traquer le moindre recoin, l’ultime refuge de l’ombre.»
Jun’ichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Japon 1933, traduit par René Sieffert, 1977
«L’ombre ne vit qu’à la lumière.»
Jules Renard, Journal 1887-1910 (10 janvier 1908)
Avec Caravage, les codes de la peinture évoluent. Les peintres utilisent l’ombre et la lumière à la recherche de l’émotion pour davantage d’expressivité. Bénéficiant des effets très contrastés de l’électricité ainsi que de la sensibilité accrue de la chimie, les photographes en leur temps feront de même.
La couleur des ténèbres exposée à la lueur de la flamme provoquait jadis un environnement visuel d’une nature bien différente. Vacillements et tremblements créaient une ambiance qui allait profondément se transformer avec la généralisation des lampes à incandescence, ouvrant de nouveaux possibles.
Urbanisme éclairé
Avec la fin du XIXe siècle, la ville devient machine et s’illumine dans tous ses espaces. Au XXe siècle, la prolifération de l’éclairage public exacerbe la création artistique. Cette production industrielle provoque un flux lumineux aux
caractéristiques bien distinctes. L’ombre devient immobile et favorise une écriture plastique renouvelée. Le médium photographique prend sa part de nouveaux
sujets et participe de cet élan créateur.
Des points de vue différents émergent du chaos urbain dans la nuit éclairée. La densité lumineuse fait naître des contrastes de formes violents. Les zones claires et les surfaces sombres s’entrechoquent pour agir fortement sur notre esprit en proposant des compositions énergiquement tranchées. La brutalité des écarts contribue à mettre en évidence les accents dramatiques. La vie nocturne engendre une profonde intensité. Les images se font l’écho de l’angoisse que génère la grande ville.
L’humanisme au cœur de l’obscurité
La «photographie de rue» dans laquelle les humanistes trouvent de quoi nourrir une vision poétique de la ville s’impose, particulièrement quand le jour laisse sa place à la nuit. Les prises de vues permettent de dévoiler des sentiments personnels symbolisés par les objets urbains. La ville et son spectacle favorisent un expressionisme photographique. L’appareil capte des moments de la vie
quotidienne: portraits intimistes et instants de fraternité s’enregistrent; les artistes s’attachent tout autant à la représentation des émotions qu’à celle de la beauté
physique du monde. Le clair et l’obscur s’accordent pour désigner l’essentiel.
Le photographe noctambule part à la recherche d’ombres énigmatiques qui se dérobent ou s’imposent. Il nous encourage à composer et construire nous-mêmes un récit né de l’image.
La lumière telle un personnage devient un sujet privilégié.
L’obscurité éclairée prétexte à l’essence de la photographie
La nuit n’est plus un obstacle. Dans la pénombre, les facultés nyctalopes du photographe sont accrues et amplifiées. Dans les ambiances diurnes, la source d’énergie est souvent diffuse et invisible. Avec la nuit, l’origine du faisceau
lumineux devient parfois l’essentiel du cliché. Le rayonnement incandescent
fournit et décline les ingrédients nécessaires à la production de la future épreuve. Le
vocabulaire photographique s’enrichit. Les ombres portées, les reflets, les éclats, les halos
s’imposent comme sujets. Ces sources deviennent chacune à leur tour l’objet unique de prise de vue.
On assiste à une mise en abîme de la photographie. Dans ces conditions particulières, l’ensemble du processus alimente le discours créatif et sert d’argument pour étayer ces évocations nocturnes. Il fourbit les armes de l’artiste pour dessiner avec la lumière dans la noirceur.
Seul l’éclairage artificiel provoque de telles modifications des formes. À leur tour, les lustres et les néons transforment les volumes en de véritables
lanternes magiques à l’origine de distorsions et de projections qui évoquent l’art de la
fantasmagorie utilisé dans des procédés anciens. La prise de vue nocturne plonge les ferments de l’image fixe dans une atmosphère de mise en scène. Les contrastes soutenus et les représentations crépusculaires proposent une réalité transfigurée.
Même la «photographie pure» (straight photography) s’accommode des
effets caravagesques obtenus par une source d’origine électrique. L’idée d’un art photographique à part entière est clairement établie tout en tenant compte de
l’histoire picturale.
Catherine Blondel, Gilles Boussard